Généalogie des Borgia

Édition du jeudi 21 novembre 2024

Généalogie des Borgia

et descendants de François-Louis LEVASSEUR dit BORGIA


M. Borgia

Je commençai à étudier le droit chez feu le Juge en chef Sewell, alors Procureur-général. Il me mit entre les mains la Coutume de Paris pour me donner un avant-goût des délices de ma nouvelle profession. Je sortais tout fier de mon bureau, mon livre à dormir debout sous le bras, lorsque je rencontrai un de mes jeunes amis de séminaire, qui de son côté étudiait chez M. Borgia, avocat, célèbre à cette époque. Je lui fis part du bonheur que j'avais de posséder un tel trésor et des recommandations que l'on que l'on m'avait faites de me livrer ardemment à l'étude d'une profession qui semblait d'abord aride, mais qui finirait par me procurer des jouissances inestimables.

- Quant à moi, me dit mon ami, je n'ai pas encore ouvert un livre de loi par suite d'un entretien que j'ai eu avec mon patron. Je n'ai pas manqué de lui demander quel ouvrage il me recommandait de lire, et il m'a répondu, après s'être promené un peu de long en large dans son bureau.

- Si vous m'en croyez, mon cher, vous n'en lirez aucun.

- C'est très simplifier mes études professionnelles, lui dis-je; mais alors pourquoi m'avoir fait signer ce brevet qui m'enchaîne ici pendant cinq longues années.

- Parce que, fit-il, vous ne pourriez être admis au barreau sans cette formalité qu'exige un statut fait et passé à cet effet.

- Permettez-moi alors, répliquai-je, de vous souhaiter le bonjour, vous promettant de vous rendre visite à l'expiration de mes cinq années afin d'obtenir les certificats de service d'usage, et pour accomplir d'autres formalités, sans lesquelles je ne pourrais être admis à pratiquer comme avocat procureur et conseil dans toutes les cours de Sa Majesté dans cette Province du Bas-Canada.

- Doucement, mon cher, fit mon patron : vous pouvez, avec du bon sens, vous passer à la rigueur, de la théorie de la loi, mais sans la pratique, vous courrez le risque de vous casser le nez dès le premier pas que vous ferez dans votre profession, et comme je vous aime, je voudrais vous éviter ce désagrément. J'ai aussi une autre raison bien puissante pour tenir beaucoup à votre aimable et assidue société pendant cinq ans; j'ai voyez-vous, une forte et nombreuse clientèle; comment suffirais-je seul à tout le griffonnage, dont les deux tiers à la vérité est inutile, mais auxquels cependant nous sommes astreints, car, voyez-vous, la forme emporte le fond.

- Très bien, repris-je, c'est parler clairement; mais vous passez avec droit, pour n des plus profonds jurisconsultes du Canada, et vos n'avez certainement pas la science infuse ?

- Mon cher enfant, fit mon patron, c'est justement parce que j'ai beaucoup étudié, que j'ai pâli pendant vingt ans sur les livres, que je suis aujourd'hui d'opinion qu c'est du temps donné en pure perte. Il y a tant d'anomalies, de contradictions dans les lois qui nous régissent, qu'il est difficile de trouver sa route dans ce dédale inextricable de Codes romain, français, des Coutumes, Statuts Anglais, Statuts Provinciaux; que sais-je? Un avocat, voyez-vous, a quelques fois d la conscience, et il lui arrive aussi d'être doué d'une âme sensible comme les autres humains; tantôt c'est le respectable père d'une nombreuse famille qui nous charge d'une cause dont la perte peut entraîner sa ruine; il est très inquiet, il ne dort ni jour ni nuit. Tantôt ce sont les veuves et les orphelins dont nous n'avons pu empêcher la ruine avec le meilleur droit du monde à ce qu'il nous paraissait après une étude sérieuse et approfondie des points en litige, et penser après cela que le meilleur avocat de toute la Province ne puisse dire à son client, après avoir étudié sa cause avec le plus grand soin : dormez paisiblement, je suis certain de gagner votre procès, c'est vous l'avouerez, très contrariant pour ne pas dire humiliant.

- Alors, monsieur Borgia, si vous, avec toutes votre science, vous ne pouvez vous soustraire à ces misères, que ferais-je moi sans étudier ?

- Vous avez un jugement sain, fit mon patron, et vous ne courrez aucun risque de vous tromper plus souvent que moi. Il y a aussi un moyen bien simple de vous tirer d'affaires, ayez toujours un cornet et des dés sur votre bureau et lorsque vous serez embarrassé ayez recours au sort.

Si ces paroles, empreintes d'ironie et d'amertume, étaient vraies, il y a plus de cinquante ans, je laisse à nos avocats du jour à décider sil la jurisprudence est plus certaine aujourd'hui.

M. Borgia était désintéressé, généreux et d'une délicatesse de sentiments remarquable. Honneur à sa mémoire ! une larme sur les malheurs de ses vieux jours.

Il avait négligé ses affaires pour s'occuper de politique et il est mort très pauvre; car la politique n'était pas autrefois comme aujourd'hui le chemin qui conduit à la fortune.

    Philippe Aubert de Gaspé
    Mémoires, 1866





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