Édition du jeudi 21 novembre 2024
et descendants de François-Louis LEVASSEUR dit BORGIA
Par Francis-J. Audet, M.S.R.C
(Lu à la réunion de mai 1925)
Fils de Louis Le Vasseur dit Borgia et de Marie-Anne Trudel, Joseph naquit à Québec le 6 janvier 1773 et fut baptisé le même jour.Son grand-père, François-Louis Le Vasseur, semble être le premier qui ait porté le surnom de Borgia. Il était voiturier à Québec.
D’où vient ce surnom italien ? On sait que les Canadiens avaient l’habitude, pour ne pas dire la manie, d’imposer des sobriquets à leurs camarades et que ces sobriquets ont presque toujours fini par devenir leur nom de famille. Nos ancêtres n’ont pas inventé cette « seconde nature »; elle nous vient de France, où elle était très répandue, pour ne pas dire générale, dans l’armée surtout. Elle peut quelques fois avoir son bon côté, surtout dans les familles nombreuses; elle aide à distinguer les individus. Mais elle est parfois bien ennuyeuse pour le généalogiste ainsi que pour l’historien qu’elle peut induire en erreur. Ainsi, dans son « Panthéon Canadien », M. Bibaud se fiant à ce surnom de Borgia, dit que cette famille est de descendance italienne [1], et tous les historiens qui l’ont suivi ont servilement copié cette note sans chercher plus loin. Le nom de Le Vasseur est pourtant bien français. Vasseur n’est qu’une forme du mot vassal, employé dans quelques-unes des anciennes coutumes, telle que celle de Blois. Dans un article sur la maison de Borgia, paru dans le « Bulletin des Recherches Historiques ». année 1900, M. P.-B. Casgrain résout le problème; il nous dit que le grand-père de Joseph Borgia fut baptisé sous les prénoms de François-Louis-Borgia. Saint François de Borgia avait été canonisé peu de temps auparavant (1671). Comme le sujet de cette étude est plus connu sous le nom de Borgia, nous continuerons de le désigner ainsi.
Joseph Borgia fit ses études au séminaire de Québec. Le « Journal de l’Instruction publique » (année 1861, p. 154) rapporte que : « MM. J.-Bte Bédard, Jean Duprat, Prisque Ferland, Joseph Borgia et le Frère Félix Bossu, récollet, tous cinq étudiants au séminaire de Québec, soutinrent vers le même temps (1792) une thèse sur l’algèbre, la géométrie, la trigonométrie rectiligne et sphérique, les sections coniques, la théorie du jet des bombes et l’astronomie. Ils furent honorés de la présence de Son Altesse Royale, de S. E. le lieutenant-gouverneur, de S. E. le colonel Simcoe, lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, de MM. Les officiers de la garnison, etc. »
Joseph Borgia étudia ensuite le droit; il reçut une commission d’avocat le 17 juillet 1800, et ouvrit un bureau à Québec. Il se fit bientôt un nom au barreau et s’acquit une belle clientèle. « Quelqu’un, dit M. de Gaspé, dans ses Mémoires (p. 348), fit un jour remarquer à sir James Craig que M. Borgia, qui avait plaidé devant lui le matin, n’était pas naturellement éloquent : c’est vrai, dit-il, mais je crois qu’il y a peu d’avocats dans cette colonie qui aient une connaissance aussi profonde du droit romain. Et sir James ne se trompait pas, » ajoutait l’aimable vieillard.
Le plaisant incident qui suit, tiré des Mémoires de M. de Gaspé (p. 305 et seq), nous donne un aperçu du caractère de Joseph Borgia. M. de Gaspé, né en 1786, commença l’étude du droit en 1806, ce qui fixe approximativement la date de la conversation rapportée ici. C’était à peu près le temps ou M. Borgia entrait à l’Assemblée législative.
« J’ai commencé à étudier le droit chez feu le juge en chef Sewell, alors procureur général, dit M. de Gaspé. Il me mit entre les mains la Coutume de Paris, pour me donner un avant-goût des délices de ma nouvelle profession. Je sortais tout fier de mon bureau, mon livre à dormir debout sous le bras lorsque je rencontrai un de mes jeunes amis du séminaire, qui de son côté étudiait chez M. Borgia, avocat célèbre à cette époque. Je lui fis part du bonheur que j’avais de posséder un tel trésor et des recommandations que l’on m’avait faites de me livrer ardemment à l’étude d’une profession qui semblait d’abord aride, mais qui finirait par me procurer des jouissances inestimables.
« - Quant à moi, me dit mon ami, je n’ai pas encore ouvert un livre de loi par suite d’un entretien que j’ai eu avec mon patron. Je n‘ai pas manqué de lui demander quel ouvrage il me recommandait de lire, et il m’a répondu après s’être promené un peu de long en large dans son bureau.
« - Si vous m’en croyez, mon cher, vous n’en lirez aucun.
« - C’est très simplifier mes études professionnelles, lui dis-je; mais alors pourquoi m’avoir fait signer ce brevet qui m’enchaîne ici pendant cinq longues années ?
« - Parce que, dit-il, vous ne pourriez être admis au barreau sans cette formalité qu’exige un statut fait et passé à cet effet.
« - Permettez-moi alors, répliquai-je de vous souhaiter le bonjour, vous promettant de vous rendre visite à l’expiration de mes cinq années afin d’obtenir le certificat de service d’usage, et pour accomplir d’autres formalités, sans lesquelles je ne pourrais être admis à pratiquer comme avocat, procureur et conseil dans toutes les cours de Sa Majesté en cette province du Bas-Canada.
« - Doucement, mon cher, fit mon patron; vous pouvez, avec du bon sens, vous passer à la rigueur de l’étude, de la théorie de la loi, mais sans la pratique, vous courrez des risques de vous casser le nez dès le premier pas que vous ferez dans votre profession, et comme je vous aime, je voudrais vous éviter ce désagrément. J’ai aussi une autre raison bien puissante pour tenir beaucoup à votre aimable et assidue société pendant cinq ans; j’ai, voyez-vous, une forte et nombreuse clientèle; comment suffirais-je seul à tout le griffonnage, dont les deux-tiers, à la vérité est inutile, mais auxquels cependant nous sommes astreints, car voyez-vous, la forme emporte le fonds.
« - Très-bien, repris-je, c’est parler clairement; mais vous passez, avec droit, pour un des plus profonds jurisconsultes du Canada, et vous n’avez certainement pas la science infuse.
« - Mon cher enfant, fit mon patron, c’est justement parce que j’ai beaucoup étudié, que j’ai pâli pendant vingt ans sur les livres, que je suis aujourd’hui d’opinion que c’est du temps donné en pure perte. Il y a tant d’anomalies, de contradictions dans les lois qui nous régissent, qu’il est difficile de trouver sa route dans ce dédale inextricable des codes Romain, Français, des Coutumes, Statuts anglais, Statuts provinciaux; que sais-je ? Un avocat, voyez-vous, a quelquefois de la conscience, et il lui arrive aussi d’être doué d’une âme sensible comme les autres humains; tantôt c’est le respectable père d’une nombreuse famille qui nous charge d’une cause dont la perte peut entraîner sa ruine, tantôt ce sont les veuves, les orphelins dont nous n’avons pu empêcher la ruine avec le meilleur droit du monde à ce qu’il nous paraissait après une étude sérieuse et approfondie des points en litige, et penser après cela que le meilleur avocat de toute la province ne puisse dire à son client : Dormez paisiblement, je suis certain de gagner votre procès, c’est, vous l’avouerez, très contrariant, pour ne pas dire humiliant.
« - Alors, M. Borgia, si, vous, avec toute votre science, vous ne pouvez vous soustraire à ces misères, que ferais-je moi sans étudier ?
« - Vous avez un jugement sain, fit mon patron, et vous ne courrez aucun risque de vous tromper plus souvent que moi. Il y a un moyen bien simple de vous tirer d’affaire, ayez toujours un cornet et des dés sur votre bureau et lorsque vous serez embarrassé, ayez recours au sort.
« Si ces paroles empreintes d’ironie et d’amertume étaient vraies il y a plus de cinquante ans, je laisse à nos jeunes avocats du jour à décider si la jurisprudence est plus certaine aujourd'hui.
"M. Borgia était désintéressé, généreux et d'une délicatesse remarquable. Honneur à sa mémoire ! une larme sur les malheurs de ses vieux jours.
"Il avait négligé ses affaires pour s'occuper de politique, et il est mort très pauvre; car la politique n'était pas comme aujourd'hui le chemin qui conduit à la fortune."
M. Borgia s'occupa de bonne heure de politique. La mort de M. William Grant, député de la haute-ville de Québec, survenue le 5 octobre 1805, ayant créé une vacance à l'Assemblée législative, trois candidats se présentèrent au suffrage populaire : MM. Blackwood, Borgia et Perrault. Le vote canadien s’étant divisé entre les deux candidats de langue française, ils restèrent tous deux sur le carreau et M. Blackwood fut élu. En 1806 nous trouvons M. Borgia parmi les fondateurs du journal Le Canadien. Il fut destitué par Craig de son grade de lieutenant dans la première division de la milice de Québec, en même temps que les autres propriétaires du Canadien, le 14 juin 1808, mais il fut réinstallé par sir George Prévost, qui le promut capitaine en 1812.
Joseph Borgia fut élu député du comté de Cornwallis [2] le 18 juin 1808 et il siégea dans l’Assemblée jusqu’au 9 février 1820.
M. Borgia fut arête et jeté en prison comme étant l’un des propriétaires du Canadien, le 19 mars 1810. Il fut remis en liberté au mois de juillet suivant, pour cause de maladie. Il dut toutefois s’engager à comparaître lorsqu’il serait mis en accusation, mais le ministère public ne s’occupa plus de lui.
« Il paraît, dit M. Bédard [3], qu’on n’observait pas toujours la décence et les manières de la bonne compagnie pendant les débats, puisque MM. Borgia et Lee voulurent faire décréter par la Chambre que quand un membre parlerait, l’interrompre en l’injuriant de paroles ou de menaces, ou en frappant du poing ou en jurant, serait une infraction aux privilèges de la Chambre. » Ceci se passait à la session de 1810-11.
Pendant la session suivante, ouverte le 12 février 1812, un comité composé de MM. Lee, Joseph Papineau, Bédard, Viger et Borgia fut nommé, à la demande de ce dernier, pour préparer un rapport sur les événements qui avaient eu lieu sous l’administration de sir James Craig, avec ordre de tenir leurs délibérations secrètes, mais ce comité ne fit pas de rapport.
Outré par les prétentions de l’Angleterre dont les vaisseaux de guerre faisaient la police des mers, croisaient sur les côtes des État-Unis et exerçaient un droit de visite de leurs navires marchands, les Américains déclarèrent la guerre à l’Angleterre le 18 juin 1812.
Sir Georges Prévost se prépara aussitôt à défendre la province. Il y avait peu de troupes régulières en Canada, aussi dut-il avoir recours à la milice qui fut mise à pied.
« Cependant dit M. Garneau [4], le Canada se préparait à faire tête à l’orage . . . . Partout la population était animé du meilleur esprit. Il y avait bien eu un instant de dissidence parmi les jeunes membre de la Chambre, encore outrés de la conduite de Craig. Il y avait même eu une réunion secrète à Québec chez M. Lee, où s’étaient trouvés MM. Papineau, Borgia et plusieurs autres députés pour délibérer s’il ne conviendrait pas de rester neutres; mais M. Bédard et ses amis s’étaient opposés à ces projets et ils avaient été abandonnés. »
L’on n’entendit guère parler de M. Borgia en Chambre durant la guerre, occupé qu’il était à son service militaire. Le 3 août 1812, il était promu capitaine dans le premier bataillon de milice de la ville et banlieue de Québec incorporé par un ordre général du 16 avril précédent. Ce bataillon fut appelé sous les armes le 24 septembre 1812 et il fit du service jusqu’au 2 janvier 1813. Le 11 février suivant, 211 de ses hommes furent versés au sixième bataillon de la milice d’élite incorporée.
La guerre étant terminée, M. Borgia fut très assidu aux séances de la session de 1815 et il fit partie de plusieurs comités important dont un, entre autres, nommé pour s’enquérir de l’état et des progrès de l’éducation résultant de l’Acte provincial de la 41e année de George III, chapitre XVII, qui pourvoyait à l’établissement d’écoles gratuites et à l’avancement des sciences en cette province [5].
« Il fit, dit M. Bédard [6], de nombreuses tentatives pour introduire en Canada le droit civil anglais mais il ne réussit pas. Sur la demande du gouverneur, la Chambre se forma en comité pour examiner cette question qui fut longtemps controversée. »
En parcourant les journaux de l’Assemblée pour la session de 1815, nous voyons en effet, que M. Borgia proposa le 6 mars une série de « résolutions » qui valent la peine d’être reproduites ici. Nous les prenons dans les journaux de l’Assemblée, séance du 6 mars 1815, et les citons textuellement.
« M. Borgia a proposé de résoudre, secondé par M. Lee, Que le bien être et le bonheur des Sujets de Sa Majesté dans cette Province, et la Bonté de l’Administration de son Gouvernement, dépendent essentiellement d’un seul et même Code de Lois. » Cette proposition fut rejetée par un vote de 4 contre 17.
« M. Borgia a proposé de résoudre, secondé par M. Després, Que pour ces causes, vu l’Excellence éprouvée du Droit public d’Angleterre, tel que maintenant en force dans cette Province, il est expédient d’y introduire le Droit privé, tel que maintenant en force en Angleterre. » Proposition rejetée : 7 conte 15.
« M. Borgia a proposé de résoudre, secondé par M. Lee, Qu’il est expédient d’abroger la Coutume de Paris, Droit Coutumier, les Us et les Usages, les Édits, Arrêts, Ordonnances et Déclarations des Rois Très-Chrétiens, tels que maintenant en force dans cette Province, et le Droit Civil, en autant qu’il peut être en force dans cette Province. » Proposition rejetée, 1 contre 21.
"M. Borgia a proposé de résoudre, secondé par M. Lee, Qu'il est expédient d'amender les Statuts de la Quatorzième et de la Trente et unième année de Sa Présente Majesté, chapitre 83, et Chapitre 31, les Ordonnances du Conseil Législatif de la ci-devant Province de Québec, et les Statuts du Parlement de cette Province en autant qu'il peut se rencontrer incompatibilité avec le Droit privé, tel que maintenant en force en Angleterre." Proposition rejetée, 2 contre 20.
"M. Borgia a proposé de résoudre, secondé par M. Lee, Qu'il est expédient de substituer au lieu et place de Tenure, tant Noble que Roturière, maintenant en force dans cette Province, la Tenure en "Free and Common Soccage," au regard des terres concédées, tant en Fiefs et Censives, qu'en Franc-alleu." Proposition rejetée : 3 conte 19.
« M. Borgia a proposé de résoudre, secondé par M. Lee, Qu’il est expédient et juste d’indemniser les Seigneurs, pour raison de la Privation de la directe Seigneurie, tant féodale que censuelle, que pour raison de la Privation de la banalité. » Propositon rejetée : 3 conte 19.
« M. Borgia a proposé de résoudre, secondé par M. Lee, Qu’il est expédient qu’une Estimation des Droits Seigneuriaux tant en directe féodale que censuelle, et Droits de Banalité, pendant les dix dernières années soit faite par des Commissaires Non-Seigneurs, à être appointés par Son Excellence le Gouverneur en Chef avec attribution de Jurisdiction contentieuse dans chaque District respectif, pour parvenir à établir le principal à être remboursé à chaque Seigneur, comme indemnité, et pour connoître les Titres des Seigneurs, Censitaires et Tenanciers dans chaque District respectif. » Proposition rejetée : 3 contre 19.
« M. Borgia a proposé de résoudre, secondé par M. Lee, Qu’il est expédient d’approprier un Fonds pour parvenir à indemniser chaque Seigneur, pour raison de la Privation desdits Droits. » Proposition rejetée : 3 contre 17.
« M. Borgia a proposé de résoudre, secondé par M. Lee, Que, pour parvenir à cette indemnité, il est expédient d’imposer une Taxe, territoriale, tant sur les Terres concédées en Fiefs, que sur celles concédées en Roture. » Proposition rejetée : 3 contre 18. »
À première vue, les trois premières propositions paraissent pour le moins étranges venant de la part d’un homme distingué, esprit fin et délicat et savant jurisconsulte, d’un député qui s’est toujours montré patriote ardent et éclairé. Elles ont de quoi nous étonner, et l’on cherche l’explication de cette démarche apparemment insolite. Une foule de questions se présentent naturellement à l’esprit devant ces propositions extraordinaires. M. Borgia désirait-il réellement substituer les lois de la Grande-Bretagne au droit civil français dans la province ? La politique de conciliation inaugurée par sir George Prévost l’avait-elle séduit ? Désespérait-il de l’avenir de ses compatriotes et jetait-il le manche après la cognée ? Était-ce simplement une boutade d’un esprit mordant et caustique ou la franche expression des sentiments d’un misanthrope, d’un homme désabusé ? Quels furent, encore une fois, les motifs qui le déterminèrent à agir de la sorte ? M. Borgia désirait-il simplement donner une leçon de choses au gouverneur qui lui aurait demandé de soumettre ces propositions à l’Assemblée ? Cela ne nous paraît pas probable. Ne croyait-il pas plutôt, par ce moyen détourné, démontrer clairement que les Canadiens étaient satisfaits et qu’ils ne voulaient absolument aucun changement dans les lois civiles qui les régissaient ? C’est possible, car il devait être tout à fait convaincu d’avance que ces propositions seraient impitoyablement repoussées par la majorité de la députation. Il est difficile de deviner ce qui se passait dans ce puissant cerveau, quelque peu excentrique, peut-être, mais sain, et nous sommes dans les ténèbres les plus profondes à ce sujet, en l’absence du discours qu’il dut prononcer en soumettant ses propositions à la Chambre. On pourrait peut-être trouver la solution de l’énigme dans la conversation que rapporte M. de Gaspé, entre M. Borgia et son jeune clerc.[7] « Il y a tant d’anomalies, de contradictions dans les lois qui nous régissent, qu’il est difficile de trouver sa route dans ce dédale inextricable de Codes Romain, Français, de Coutumes, Statuts anglais, Statuts provinciaux . . . . »
L’état de la jurisprudence au pays devait être, en effet, très décourageante, et le juge Pierre Bédard ne songea-t-il pas lui aussi à remplacer toute la loi civile française (moins toutefois, cette partie qui se rapporte à l’immeuble) par la loi anglaise ? Voici ce qu’il écrivait à M. John Neilson, le 1er juillet 1820 : [8]
« On dit d’un autre côté que vous allez vous occuper du bill de Judicature, que M. Perrault a préparé une clause pour donner pouvoir aux juges de la cour qui sera établie, d’examiner les témoins dans les circuits, ce qui lèvera les difficultés élevés dans la Chambre d’assemblée au sujet du Bill.
« Je trouve que le tout ensemble seroit bon, une seule cour de première instance pour toute la province, avec des circuits où on examineroit les témoins et où on prendroit les verdicts des jurés lorsque le cas y écherroit. Cela nous approcheroit de la manière dont sont établies les cours en Angleterre. La division de la province en districts ne vaut rien pour l’administration de la justice, ni pour la constitution – elle tend à créer des décisions, des doctrines et des intérêts séparés. Il me semble que nous n’avons point d’autre but où nous devrions tendre, quant à l’administration de la Justice, comme quant à la politique, qu’à avoir les lois civiles angloises (c’est-à-dire toutes les loix tant de la forme que du fonds excepté purement celles de la tenure des héritages), toutes nos loix seront déchirées, morcellées, confuses, jusqu’à ce que nous en soyons rendus là. Nous n’aurons une bonne justice que quand notre jurisprudence sera exactement la même qu’en Angleterre, et que les juges et les gens de loi de là pourront en jetant les yeux sur les rapports des décisions de nos cours de Justice voir si elles sont bonnes ou mauvaises. Si nos juges d’ici ont la capacité nécessaire, l’œil des gens de loi d’Angleterre les force d’en faire usage; si ils ne l’ont pas, ils pourront les remplacer par des gens d’Angleterre même. Ainsi je crois que les plans qui tendent à nous approcher de ce qui se pratique en Angleterre doivent toujours être regardés par là même comme avantageux. C’est une idée dont le fond m’est venu à la première mauvaise humeur que j’ai eue dans les cours de Justice il y a une trentaine d’années, et qui m’est toujours revenue à chaque mauvaise humeur que j’y ai éprouvée depuis. Des rapports vrais de toutes les décisions et des lectures qui puissent en imposer. Je serais bien aise d’avoir vos idées là-dessus. Il ne peut y avoir aucun inconvénient que tout le mobilier, les contrats (à venir) qui le concernent, et toutes les procédures soient régies par les loix angloises. Les loix des fonds, c’est-à-dire ce qui regarde la tenure et tous les droits attachés aux fonds, sont les seules qui ne peuvent être changées, ce seroit changer les titres même des contrats et les contrats faits doivent demeurer tels qu’ils sont. »
Or, si des hommes comme Bédard et Borgia, deux de nos plus éminents jurisconsultes, en étaient rendus à ce point de découragement, le mal devait être grand, et l’on conçoit aisément qu’ils voulussent appliquer un remède énergique. Un autre remède, auquel n’avaient pas songé ces deux savants avocats, fut appliqué cinquante ans plus tard; ce remède c’était la codification, et au dire des commentateurs du code civil, il était grandement temps que la chose se fit.
« Trois causes principales, dit M. Loranger, [9] ont amené la codification : la confusion des lois, résultant de leur défaut de coordination et de leur dissémination en un grand nombre de volumes, l’existence du texte en une seule langue, et les modifications que le temps avait rendues nécessaires.
« Quoique les lois françaises n’eussent cessé d’être les lois du Bas-Canada, le corps entier du droit français n’y fut pourtant jamais en force. La différence dans l’organisation sociale de la France et du Canada, a rendu inapplicables à ce dernier pays, une foule de lois en vigueur dans le premier. Sur les trois cent soixante et deux articles de la Coutume de Paris, environ soixante et treize n’ont jamais été observés en Canada, et l’abolition du retrait lignager, décrétée en 1854, à élevé ce nombre à près de cent dix.
« Aucun livre cependant n’indiquait cette inapplicabilité, au magistrat, au jurisconsulte, à l’étudiant. Il fallait que l’expérience ou l’observation la leur révélassent.
« Les lois devaient s’apprendre dans les textes ou les commentaires antérieurs au Code Napoléon, publiés en France avant ou depuis l’établissement du Canada. A part un seul, dont il n’est pas question d’apprécier ici le mérite, aucun ouvrage complet n’avait été publié sur le droit dans la colonie. Nous n’avions que des publications fragmentaires, des essais et non des traités.
« En France même, ajoute M. Loranger, peu d’écrivains ont fait sous l’ancien régime, des traités complets et systématiques du droit. Pothier lui-même l’a commenté par contrats, sans suivre son ordre naturel. Il fallait donc étudier pêle-mêle et comme au hasard, les textes et les gloses répandus dans des milliers de volumes.
"La connaissance des livres où l'on pût étudier la loi, était presque par elle-même une étude.
"Les livres sur l'ancien droit, non réimprimés en France menaçaient de cesser bientôt d’être à la portée commune. Une disette à cet égard était même à redouter pour les générations à venir.
"Une foule de traités aussi admirables par leur science que par leur mérite littéraire, ont été publiés sur le Code Napoléon. Mais ce code n'est pas en vigueur ici. Et le texte pas plus que les commentaires ne nous offrait un résumé entier de notre droit. Outre l'ingratitude d'une étude aussi faites dans les livres étrangers, il faut une connaissance assez considérable de la loi, pour distinguer les articles de ce code conformes à l'ancien droit de ceux qui lui répugnent. Cette connaissance manquait à l'étudiant."
S'il est vrai que le nombre des lois canadiennes avait de beaucoup augmenté de 1815 à 1857, d'un autre côté bon nombre d'avocats s'étaient déjà mis au travail et avaient publié. Tant en anglais qu'en français, des ouvrages sur divers sujets : Décisions des tribunaux du Bas-Canada, Lower Canada Jurist; Revue de la Législation et de la Jurisprudence; Pike’s Reports; Report of Cases, by O. Stuart; Stuart’s Vice-Admiralty Cases; Robertson’s Digest of Lower Canada; Digested Index to the Reported Cases in Lower Canada; Lower Canada Reporter or Journal of Jurisprudence, de T. K. Ramsay; Index analytique des Décisions judiciaires par A. Lusignan; les ouvrages et les traductions de François-J. Perrault; le Traité sur les Lois Civiles du Bas-Canada, d’Henri Des Rivières Beaubien, en trois volumes, publié en 1832; celui de M. P.-D. Doucet, notaire; les ouvrages du juge en chef Sewell, de Justin McCarthy, de l’abbé Roux, de Gorges Brydges, de l’abbé Godfroi Chagnon, de Hugh Taylor, du juge Loranger, du notaire Charles Têtu, de Jacques Crémazie, de Maximilien Bibaud, d’Edward Carter, etc., etc., tandis qu’avant 1815 on n’avait que les ouvrages de Cugnet et de Masères.
La profession légale était donc à court de livres dans lesquels les étudiants en droit et les avocats pouvaient puiser la science. L’uniformité des lois paraissait donc chose nécessaire. Les raisons qui inspiraient M. Borgia ne sont donc plus un mystère, et l’on comprend maintenant les motifs qui le guidaient dans cette innovation qu’il ne put cependant réussir à faire adopter.
Remarquons aussi qu M. Borgia proposait en outre l’abolition de la tenure seigneuriale, mais il avait eu le malheur de naître trop tôt; il devançait son temps, et il ne réussit pas davantage dans cet autre projet.
Ces projets de M. Borgia, ne lui firent néanmoins aucun tort; il ne semble pas avoir démérité de ses concitoyens, car il fut réélu aux élections du mois d’avril 1816 et il continua à siéger à l’Assemblée jusqu’au 9 février 1820. Défait aux élections de cette année, il rentra à la Chambre le 28 août 1824, fut réélu en 1827 et siégea jusqu’au 2 septembre 1830.
La Fabrique de Québec ayant protesté durant la session de 1818 contre la construction de halles sur le marché de la haute-ville, alléguant qu’elle était propriétaire de ce terrain en vertu de titres incontestables, M. Borgia demanda la permission de ne pas siéger quand il s’agit d’examiner les prétentions de cette corporation, parce qu’il était son avocat. La Fabrique perdit sa cause.
Durant la session de 1819, M. Borgia, qui avait, en 1810, protesté contre les interruptions injurieuses au cours des débats, fut lui-même la victime de son comportement. Il fut mis sous la garde du sergent d’armes pour avoir traité d’imbécile le député du comté d’Effingham, M. Samuel Sherwood.
« Et tel fut pris qui croyait prendre »
Lors de sa rentrée en Chambre en 1824, il continua comme ci-devant de faire partie de tus les principaux comités, et il prit une part active à tous les travaux de l’Assemblée. Il s’occupa tour à tour de l’instruction publique, des élections contestées, de la poste, de l’établissement de nouvelles cours de justice; de la question des biens des Jésuites, de celle des finances, de l’aide à donner aux institutions de charité, de la consturction du canal Lachine, des voies de communications, des pêcheries; en un mot, de toute la législation. C’est lui qui en 1827, proposa en Chambre une loi pour la subdivision des paroisses, loi dont le besoin se faisait grandement sentir, vu l’augmentation constante de la population. A la session suivante, il suggéra de venir en aide à un collège que l’on se proposait d’ouvrir à Kamouraska, où il voulait de plus faire construire un palis de justice et une prison..
A la session de 1830, il fit partie du comité de bonne correspondance avec le Conseil, et de ceux concernant l’indépendance des juges, l’incorporation de la ville de Québec, et le recensement décennal.
Le comté de Cornwallis fut divisé en deux et forma les nouveaux collèges électoraux de Kamouraska et de Rimouski. Joseph Borgia ne se présenta plus et disparut de la scène politique.
Ses vieux jours furent remplis d’épreuves et d’amertume. L’on dut faire un souscription pour défrayer le coût des funérailles de son fils, Charles-Narcisse, décédé à Québec, le 5 novembre 1834.
M. Borgia Mourut à Québec, le 28 juin 1839.
M. Bibaud [10] dit que « il fut un des membres les plus modérés de l’opposition. C’était un sage. Plus taciturne que Bourdages, il sut s’abstenir de tout excès. Il ne vota pas pour l’expulsion des juges, mais il fut pour celle de M. Christie.
« Bon patriote, dit M. Sulte [11] il prit part aux débats qui intéressaient notre avenir national et sut se faire aimer de tous les partis. »
Le nom de Borgia a été donné à un canton du comté de Québec en souvenir de cet homme distingué.
Généalogie
I
Pierre Le Vasseur dit l’Espérance, menuisier, né en 1629, était le fis de Noël Le Vasseur, et de Geneviève Ganche, de Saint-Léo et Saint-Gilles, évêché de Paris. Il épousa à Québec, le 23 octobre 1659, Jeanne de Canverlange.
II
Pierre Le Vasseur dit l’Espérance, épousa à Québec, le 28 novembre 1686, Madeleine Chappau. Devenu veuf, il se remaria en 1696 à Anne Mesnage.
III
François-Louis Le Vasseur dit Borgia, né en 1707, épousa à Québec, le 2 mai 1730, Hélène Moreau, née en 1712.
IV
Louis Le Vasseur dit Borgia, né le 15 avril 1733, épousa à Québec, en 1761, Marie-Anne Trudel.
V
Joseph Le Vasseur Borgia, né à Québec, le 13 janvier 1773; avocat le 17 juillet 1800.
Cette famille ne paraît pas être alliée à celle de Le Vasseur de Néré, le célèbre ingénieur français qui travailla aux fortifications de Québec et qui fit de nombreux plans que l’on trouve dans les Archives du Canada.
Concession à Anne Ménage d’un terrain sur la rue des Carrières, à Québec, en 1735.
Anne Ménage, veuve de Pierre Le Vasseur, obtenait, le 10 mai 1735, la concession d’un terrain sur la rue des Carrières, de trente-cinq pieds de front, borné au sud-ouest par un emplacement appartenant au Sieur Chossegros de Léry, ingénieur en chef de la Nouvelle-France, et au nord-est aux terrains non concédés, et pour la profondeur jusqu’au terrain lui appartenant, à la charge de cinq sols de rente et six deniers de cens, payable à la Saint-Rémi, le premier d’octobre de chaque année. Ces cens portant lods et ventes, saisine et amende, suivant la coutume de Paris, et à la condition d’obtenir de Sa Majesté la ratification de la concession faite par le marquis de Beauharnois et l’intendant Hocquart. La veuve Le Vasseur devait en outre laisser sur la dite rue des Carrières un passage de quatre pieds et demi de large sur une ligne parallèle à la clôture de Marchesseau retournant ensuite en forme d’équerre parallèle à deux côtés de la maison appartenant tant à la dite veuve Le Vasseur et à ses enfants qu’aux enfants du premier lit du dit Pierre Le Vasseur, et ce pour la commodité des dits enfants.
La veuve Pierre Le Vasseur était la bisaïeule de Joseph.
La Maison de Borgia
Lors du siège de Québec, en 1759, « M. le marquis de Montcalm, lisons-nous dans le journal Foligné, (reproduit dans The Siege of Quebec, par MM. Doughty et Parmelee, IV, 205) fit placer sur les ailes de notre colonne sept à huit cent Canadiens et Sauvages qui par leur fusillade et le feu qu’ils mirent à la maison de Borgia vers les neuf heures, etc. »
En parlant de Wolfe, M. Doughty dit : [12] « in front of this ridge and on the right from his point of observation, there was a fair eminence, fifty or sixty feet higher than any ground in this vicinity. It was well towards the right of the plateau, and only about five hundred yards from the ridge. On the left of the plateau, opposite the eminence, he observed a house on the Ste. Foye road, near the foot of what is now Maple Avenue. This was the most westerly of a few scattered houses between the limits now marked by Claire Fontaine Street and Maple Avenue. Here then were two strategic positions, which would enable him to command the entire width of the plateau. The first mentioned was about as near to the valley of the St. Lawrence as the other was to that of the St. Charles.
This determined his choice, and he at once returned to his army, marched across the open ground beween the landing place and the Ste. Foye road, wheeled to the right, and followed along the road Ste. Foye, until he came to the house already referred to, which was owned by one Borgia, and had been taken possession of by a detachment of Grenadiers, ordered some time previously to advance upon it for that purpose. Detachments of the Light Infantry were thrown into this house and into two others neared to De Salaberry Street, on the Ste. Foye road, which had also been seized. A party of sharpshooters was seen about a copse some distance in front of them. Once more Wolfe wheeled to the right, this time as far as the rising ground overlooking the St. Lawrence, which he had observed from his line of battle, immediately in front of the eminence upon which now stands the Quebec goal. Quebec was then to the eastward of the English line, in its front, with the enemy assembling and forming up under the walls of the town. The English right was flanked by the declivity which sloped away down to the St. Lawrence, while the River and Valley of the St. Charles, and the rising ground behind them, sloping up to the foothills of Charlesbourg, an hence to the Laurentian Mountains, were on their left.”
_____________________
[1]Il aurait tout aussi bien pu dire espagnole, puisque la famille Borgia, qui se rendit tristement célèbre en Italie, était originaire d’Espagne. [2]Ce comté comprenait « toute cette partie de la province sur le côté sud du fleuve Saint-Laurent, entre le comté de Gaspé et une ligne courant sud-est de l’angle occidental d’une étendue de terre communément appelée la seigneurie de M. Lauchlan Smith ou Sainte-Anne, ensemble avec les îles Saint-Barnabé et du Bic et toutes les autres îles dans le dit fleuve les plus voisines du dit comté en lui faisant face en tout ou en partie. » [3]Hist. De Cinquante Ans. [4]Hist. du Canada, 1882, III, 155. [5]Journaux de l’Assemblée, 1815. [6]Op. cit. p. 140. [7]Voir ci-dessus, p. 66. [8]Arch. Pub. Du Canada. Coll. Neilson. [9]Commentaires sur le code civil, p. 9. [10]Panthéon Canadien. [11]Hist. des Canadiens français, VIII, 73 [12]« Siege of Quebec, » vol. 3, p. 118. Mémoires de la Société Royale du Canada, 1925